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Malgré le siège, les Parisiens n’oublièrent pas le Mardi-Gras, vieil héritage du « Carême-Prenant » où, pendant les trois jours qui précèdent les débuts du Carême, on se donne à la fête avant la période d’abstinence qui dure quarante-six jours et s’achève le dimanche de Pâques.

Trois jours de folie, de carnaval, de déraison.

Au milieu de la foule où se voyaient masques et costumes ridicules ou grotesques, monsieur de Bois-Brûlé ouvrait la marche, déguisé en Neptune, un trident à la main et affublé d’une longue barbe blanche. Derrière lui, devisant avec air de tranquillité, les barons de Frontignac et Le Clair de Lafitte allaient à pas lents, le premier portant un masque d’âne et le second dissimulant ses traits sous un masque de cochon très rose.

Venait encore Maximilien Fervac qui s’était passé le visage au plâtre, Nicolas Louvet coiffé d’une couronne aux pics de laquelle étaient plantées des souris mortes, ce qui eut grand effet comique en la foule et Florenty, portant masque de diablotin au sourire figé.

Ils ne marchaient point groupés, laissant s’intercaler entre eux des Parisiens déguisés.

Enfin, le comte de Nissac et Mathilde de Santheuil allaient en couple, main dans la main. La jeune femme, habillée en nonne, dissimulait son visage sous un masque représentant un aigle quand Nissac portait masque plus effrayant encore, car celui-là était la mort et que cette tête de squelette accentuait son effet en raison que le comte tenait une longue faux sur l’épaule.

On s’écartait avec crainte devant ce couple étrange, mais l’oubliait aussitôt tant la variété des déguisements étonnait, amusait ou ravissait.

Nissac et les siens pénétrèrent en une église où un faux prêtre ordonnait une messe pour un public de chiens menés en les travées par leurs maîtres. Les animaux, par peur du fouet, écoutaient sagement un latin approximatif. Pendant ce temps, des travestis faisaient la quête, les fausses dames barbues et moustachues remuant excessivement leur croupes imposantes et maugréant contre les chiens avaricieux qui ne donnaient point le « denier à Dieu ».

Le spectacle faisait hurler de rire les spectateurs, trop heureux, sans doute, d’oublier un instant les rigueurs du siège imposé par l’armée de monsieur le prince de Condé.

Cependant, le comte et les siens ne s’attardèrent point à ce plaisant spectacle. Profitant de l’allégresse et du relâchement, ils pénétrèrent en l’Arsenal général qui borde la Seine.

Croisant un garde qui porta aussitôt la main à l’épée, Nissac plongea la main dans sa haute botte, en sortit son poignard et le lança d’un geste vif. L’arme se planta en la gorge de l’homme qui s’effondra. Alors, sans manifester d’émotion, le comte se baissa, tira sur le manche du poignard et essuya la lame au vêtement du cadavre.

Puis, il leva vers madame de Santheuil son visage caché derrière l’effrayant masque de la mort, et lui dit :

— Voyez, madame, je suis un tueur.

Elle répondit avec fermeté :

— Vous ne changerez point l’image que j’ai de vous, monsieur, car je sais l’intérêt supérieur qui vous pousse à agir ainsi.

Le comte ébaucha un geste de découragement et s’avança, suivi de sa troupe où se voyaient Neptune, âne, cochon rose, visage lunaire, roi des souris mortes, diablotin au sourire figé…

Nissac connaissait l’endroit. À main gauche, la fonderie des canons. Puis le bâtiment des poudres et enfin les ateliers modernisés en l’époque de Sully.

Il donna des ordres brefs. Bientôt, la poudre fut mouillée, mêlée de sable et de mortier. Certains Foulards Rouges y ajoutèrent, de leur propre initiative, de l’urine. Puis ce fut au tour des canons, gravement sabotés un à un et laissés en un état où ils n’étaient point récupérables.

Il eût certes été beaucoup plus rapide de faire sauter l’Arsenal mais Nissac répugnait aux morts inutiles qu’eût fatalement provoquées une aussi formidable explosion.

Le travail achevé, ils quittèrent l’endroit avec ordre de se disperser pour se retrouver deux heures plus tard au refuge de la rue Sainte-Marie Égiptienne.

Mazarin ne laissait guère d’alternative. Séduit jusqu’à l’ivresse par l’idée du comte de Nissac qui privait l’armée de la Fronde de poudre et de canons, il n’entendait pas abandonner ses Foulards Rouges en cette ville de débordements et de haine.

Aussi l’ordre, qu’on ne pouvait point discuter, était-il de franchir les lignes aussitôt le projet exécuté et de rallier l’armée royale.

Quittant ses hommes, le comte de Nissac décida d’accompagner madame de Santheuil jusqu’en sa maison de la rue Neuve-Saint-Merry.

Ils ne se parlaient guère.

Sachant que le voyage serait périlleux, Mathilde avait préparé des châtaignes, des pruneaux et du cognac offert par Joseph.

Ils mangèrent rapidement, le cœur n’y étant pas.

Enfin, le comte de Nissac repoussa son assiette, s’émerveilla une fois encore des flammes de la cheminée qui se reflétaient en tous les cuivres de la pièce puis, d’une voix triste :

— Je vais à la guerre, madame, et n’ai point pour habitude de m’y cacher. Ne sachant pas si j’en reviendrai, je voudrais une fois encore implorer votre pardon : je sais que ma courte aventure avec la duchesse vous fit grand-peine, même si je ne l’ai point voulu ainsi, et que les circonstances m’y menèrent par dépit. Car voyez-vous, madame…

Il hésita et reprit :

— Je vous aime plus que tout au monde.

Elle leva vers lui un regard où l’admiration le disputait à un sentiment infiniment plus tendre et profond.

Le comte perdait ses manières de soldat à la fois précises et sèches mais conservait son regard fier et son attitude hautaine :

— Je souhaiterais, si tel est votre bon plaisir et si je reviens vivant, que vous fussiez ma femme.

Elle crut défaillir de bonheur mais se reprit :

— C’est mon vœu le plus ardent, mais chose impossible.

— Impossible est un mot dont je n’ai pas la fréquentation, madame. Qu’adviendra-t-il ? Nous ne serons point reçus ? Et alors, ces tristes visages poudrés ne nous manqueront guère. Vous donnerez à l’intérieur de mon cher vieux château apparence moins austère ; quant à son aspect extérieur, nous n’y pouvons rien changer et au fond, je ne le souhaite point. J’ai de vastes terres et des forêts, vous n’aurez donc jamais ni faim ni froid et trouverez grand bonheur en ma bibliothèque. Nous chevaucherons ensemble à la lisière des vagues lorsque le soleil se lève ou qu’il se couche. Je vous trouverai cheval docile et vous apprendrez à tenir en selle… Mais surtout, je vous aimerai.

Elle se jeta dans ses bras.

Il lui avait demandé de conserver ses bas, afin d’effacer le souvenir de la duchesse qui avait gardé les siens.

La tête tournée vers elle, il l’observait, s’émerveillait de ce corps magnifique et généreux, de ce visage d’une émouvante beauté. Il chercha longuement ses mots :

— Ce n’est pas la première fois. Ton corps m’a parlé, le mien t’a reconnue. Même livrées à la fièvre, mes mains n’ont pas oublié.

Ils se disaient « tu », là aussi contre l’usage, mais avec le sentiment que cela les rapprochait plus encore.

Elle leva une jambe, le bas tenu par une jarretière, la regarda avec amusement, puis tourna vers lui ses grands yeux sombres :

— Eh bien oui. Tu fus le premier, tu aurais été le dernier.

— Mais pourquoi ne me l’avoir point dit ?

— Je t’aime bien trop fort pour faire peser contrainte sur toi.

Impitoyable, le temps s’enfuyait et les amants se caressaient et s’embrassaient à perdre haleine.

Puis le comte s’habilla avec lenteur, faisant traîner les choses, mais il refusa que Mathilde passât quelque vêtement, voulant jusqu’au bout conserver l’image de ce corps qu’il chérissait, ce corps nu aux cuisses rondes et fermes, à la poitrine petite mais altière, aux épaules minces, à la peau douce et aux longues jambes gainées de bas.

Il la regarda descendre l’escalier devant lui puis elle se retourna et se jeta dans ses bras en lui murmurant à l’oreille :

— Je pensais, étant jeune fille, que l’amour est gouverné par la seule morale… Ce qu’il y entre de sensualité et de passion !

Enfin, lentement, elle ôta une de ses jarretières de soie rouge bordée de dentelle blanche :

— Aux couleurs des belles plumes de ton chapeau…

Elle passa la jarretière au bras du comte :

— Ne m’oublie pas !

— Plutôt oublier de vivre !

— Ne dis pas chose pareille, le malheur viendrait sur nous.

— Mathilde, le temps des superstitions s’achève. Arrive enfin celui de la raison ! dit le comte en prenant délicatement dans ses mains le beau visage aux pommettes hautes.

Les foulards rouges
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